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Die Plattform (Allemagne) : « des centaines de milliers de personnes cherchent des alternatives »




Depuis peu une organisation libertaire lutte de classe est active en Allemagne. Nous nous sommes entretenus avec nos camarades de Die Plattform sur leur démarche et les perspectives pour la lutte de classe outre-Rhin.

Alternative libertaire : Peux-tu présenter Die Plattform, votre action dans le mouvement social et vos implantations ?

Die Plattform : Nous sommes une organisation anarcho-communiste sur une base plate-formiste [1] fondée en 2019 qui compte actuellement cinq groupes avec une présence dans la région industrielle de la Ruhr, à Berlin, dans la région de Rostock au nord, près de la mer Baltique, à Trèves, près de la frontière luxembourgeoise, et enfin avec un « groupe suprarégional », qui rassemble tous les camarades des régions où nous n’avons pas encore les moyens de construire un groupe local. Un groupe est également en construction à Leipzig. Il faut préciser qu’il n’y a pas de tradition organisationnelle plate-formiste ou se réclamant de l’especifismo [2] en Allemagne. Nous avons donc dû faire un important effort pour d’abord définir les bases organisationnelles, théoriques et stratégiques nécessaires pour une participation efficace aux luttes des travailleurs et des travailleuses.

Nos membres sont actuellement actifs dans le mouvement écologiste, notamment la grève scolaire pour la justice climatique Fridays for Future, dans les luttes féministes, dans les mobilisations de Black Lives Matter et, dans une moindre mesure, dans les initiatives de locataires, les syndicats et les luttes ouvrières.

En janvier 2020, vous avez écrit que vous vous engagiez pour cette année à définir vos propres bases organisationnelles, et vos objectifs et stratégies dans les luttes sociales. Où en êtes-vous ?

Die Plattform : Les bases de ce processus sont définitivement posées. Ce que montre également la pratique continue que nous avons déjà développée dans les villes où nous sommes implantés. Nous commençons notre insertion dans les mouvements sociaux mais nous sommes encore au début d’un processus d’apprentissage et de lutte à long terme. Beaucoup de nos membres ont été socialisé.es sur la scène de gauche depuis des années. Nous n’avions jamais travaillé dans une organisation aussi structurée, stratégique et orientée vers les mouvements sociaux. Beaucoup de choses doivent donc d’abord grandir et se développer.

Contrairement à une politique de campagne de gauche sensationnaliste, le travail quotidien de construction et de participation aux luttes de notre classe ne peut pas tout le temps être communiqué de manière efficace aux yeux du public. Le développement interne continu de l’organisation ne l’est pas non plus. Mais nous sommes sur la bonne voie et nous avons pris quelques mesures, pour pouvoir bientôt nous établir officiellement en tant que fédération.

Vous souhaitez attirer l’attention du mouvement anarchiste sur l’action dans les luttes sociales, quelles sont les retombées positives ? Quelle est votre implantation au sein des syndicats ?

Die Plattform : Nous avons touché et en partie inspiré de nombreux individus et groupes du mouvement anarchiste. Des groupes entiers qui existaient auparavant ont rejoint le concept de plate-formisme et essaient maintenant de développer une pratique dans les mouvements sociaux fondée sur ce concept. D’autres groupes et individus qui, même s’ils continuent à critiquer le plate-formisme, sont inspirés par certains aspects de notre approche. Avec Die Plattform il est devenu plus normal dans le mouvement de parler de la lutte des classes et de la société de classes elle-même, ce qui était plutôt mal vu pendant de nombreuses années. Ce n’est pas seulement de notre fait, mais nous avons certainement contribué à faire comprendre que nous vivons toujours dans une société de classes. 

Notre implantation dans les syndicats est faible. Dans les grands syndicats, nous n’avons que des membres individuels et pas d’insertion stratégique. Il n’y a que dans le syndicat anarcho-syndicaliste Frei Arbeiterinnenund Arbeiter Union (FAU) que nous sommes actifs et beaucoup de nos membres étaient des militant.e.s de la FAU avant de nous rejoindre. Nous nous sommes concentré.es jusqu’à présent sur les mouvements sociaux en dehors de la politique syndicale. Dans la situation actuelle, nous voyons davantage de potentiel pour le développement d’un contre-pouvoir dans ce domaine. Cet équilibre est également lié à la nature de notre organisation, ainsi qu’à la nature des syndicats en Allemagne.

L’expérience de la grève politique et de la grève générale y est peu ou pas du tout répandue. Le « partenariat social » que pratiquent les grands syndicats réformistes contribue à masquer et pacifier les antagonismes de classe en modérant les méthodes de négociation. Les modes d’action ouvrière plus offensives ou plus puissantes sont bien trop peu mis en œuvre. Dans ce domaine de la résistance contre les attaques de notre classe, nous devrons clarifier notre position.

Néanmoins, nous sommes bien sûr impliqué.es et soutenons les actions syndicales partout où nous le pouvons, comme la grève sauvage des travailleurs et travailleuses agricoles à Bornheim près de Bonn ou la grève sauvage de la construction à Ratisbonne. Ici, nous accompagnons, documentons, analysons et partageons avec le mouvement les expériences des luttes ouvrières, qui donnent une perspective d’avenir militante.

Quelles sont vos relations avec Ums Ganze ! et Die interventionistische
Linke (IL) ? [3]

Die Plattform :Nous suivons le projet de la Gauche interventionniste (IL) avec curiosité et voyons quelques similitudes avec notre approche. L’intervention et l’insertion sociale nous semblent être deux termes différents pour désigner des approches connexes. Ce qui npus semble faire défaut dans IL c’est une base théorique élaborée et partagée par tous les membres et une analyse viable de la situation actuelle. Et l’aspect qui nous distingue probablement le plus c’est notre prétention à construire des organisations de base. Selon nous, la stratégie d’IL est d’influencer les débats politiques à certains moments et, de cette façon, d’influencer les décisions.

Cela se reflète dans le fait qu’ils concentrent de plus en plus sur des campagnes visant à mobiliser un grand nombre de personnes pour certains événements politiques majeurs comme les sommets du G20 ou les différentes élections nationales en 2019. En raison de cette orientation, IL semble être placée dans une relation instrumentale avec les luttes de base et ne les considère utiles que dans la mesure où elles peuvent être transformées en vastes conflits avec un fort impact médiatique. Elle se préoccupe donc moins du renforcement des organisations de base des opprimé.es, qui peuvent lutter pour leurs intérêts et leurs besoins à long terme. Mais c’est précisément ce qui est important pour créer des mouvements et des organisations d’en bas qui sont capables d’agir à long terme et de se défendre - sans parti ni État.

L’alliance Ums Ganze ! (UG) présente moins de similitudes avec notre approche qu’IL. À nos yeux, l’UG représente une association suprarégionale plutôt lâche, composée uniquement de groupes agissant localement depuis la scène autonome ou de ses vestiges. Bien que les groupes, comme IL, lancent des campagnes communes et se mobilisent ensemble pour divers événements, ils n’ont pas contrairement à IL, de stratégie politique plus profonde pour amener un changement social.

Tout comme les structures locales d’IL, les groupes travaillant ensemble à UG se concentrent fortement dans leur pratique sur la question des alliances avec d’autres groupes de la scène de gauche à gauche radicale. C’est précisément cette focalisation sur le travail d’alliance de l’intérieur de la gauche, qui entrave la capacité d’atteindre et d’organiser de larges sections de sa propre classe et des opprimé.es que nous voulons laisser derrière nous.

La participation et/ou la construction d’un centre social autogéré fait-elle également partie de votre stratégie ?

Die Plattform : Oui, bien qu’actuellement il s’agisse plutôt d’une stratégie subordonnée. À moyen et long terme, cependant, nous voulons construire des centres appropriés pour fournir une infrastructure solide à notre organisation et aux luttes de notre classe. Cependant, nous ne devons pas nous enliser dans notre phase actuelle. Nous avons des capacités limitées et nous ne pouvons pas immédiatement mettre en œuvre tout ce que nous voudrions faire.

Quelle est l’image de l’anarchisme en Allemagne et plus précisément quel contact avez-vous avec la population ?

Die Plattform : Nous dirions que l’image publique de l’anarchisme est encore mauvaise - même si elle s’est un peu améliorée au cours des dernières décennies. Ce n’est pas tant parce que la population n’aurait aucune sympathie pour nos idées ou parce que la société est si profondément réactionnaire que tout semble perdu d’avance. C’est plutôt dû à l’incapacité et à la réticence de larges pans du mouvement anarchiste lui-même à pratiquer un échange ouvert et intéressé avec la population et à développer sa visibilité. Pire encore des pans du mouvement contribuent à l’image négative de l’anarchisme, comme les différentes formes d’individualisme. Par notre travail quotidien dans nos quartiers, par l’échange avec les gens, par l’entraide, par des actions créatives, dans les mouvements sociaux, nous constatons que nos idées sont soutenues.

Comment voyez-vous l’évolution de la politique allemande et quel serait le rôle de l’anarchisme ?

Die Plattform : L’évolution de la situation politique est en partie caractérisée par une radicalisation de la population, tant dans un sens positif que négatif.
De très forts mouvements de droite sont apparus ces dernières années, comme les protestations des soi-disants rebelles du coronavirus contre les mesures de l’État, la formation d’extrême droite Patriotes européen contre l’islamisation de l’occident (Pegida) ou des marches dans les villes prônant l’autodéfense de droite. Les groupes et partis fascistes n’ont jusqu’à présent pas réussi à en tirer profit à grande échelle et de manière durable.

Cependant, le parti populiste d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) a gagné en influence et obtient des scores élevés aux élections dans pratiquement tous les parlements. D’autres groupes conspirationnistes tels que le Mouvement des citoyens du Reich (Reichsbürger) ou les opposant.es à la vaccination se font de plus en plus entendre, notamment grâce à leur activisme sur les réseaux sociaux.

La droite mène une bataille culturelle qui rend de plus en plus difficile notre action dans les classes populaires. Il existe aussi une menace vitale avec des groupes fascistes armés présents dans la police et l’armée allemande et qui se préparent concrètement à une guerre civile. 

A gauche, on note une montée des mouvements sociaux. Fridays for Future est puissant en Allemagne. Cette mobilisation a politisé des dizaines de milliers de jeunes et a radicalisé beaucoup d’entre eux. Les très grandes manifestations après l’assassinat de George Floyd, ainsi que les attaques générales de la droite contre les migrant.es ont entraîné une forte politisation, en particulier parmi les jeunes de ces communautés, qui ont également eu tendance à se radicaliser à gauche.

Malheureusement, le mouvement Black Lives Matter a perdu rapidement sa dynamique et son pouvoir ici. Il a cependant conduit à la fondation de nombreux groupes d’auto-organisation noire et a également renforcé le mouvement Migrantifa qui a émergé après l’attaque meurtrière d’Hanau en février 2020 perpétrée par un terroriste d’extrême droite.

Le centre politique traditionnellement très fort en Allemagne et uniquement intéressé par le maintien de la paix sociale capitaliste est en train de s’affaiblir.
La confiance dans les partis établis a chuté massivement et des centaines de milliers de personnes cherchent des alternatives. Ils sont scandalisés et politisés par certains événements qui se produisent dans notre pays et dans le monde. Malheureusement, nous avons l’impression que la gauche radicale et le mouvement anarchiste ne sont pas en mesures d’influencer et d’atteindre les gens.

Nos propositions d’une alternative à ce système sont encore marginales. Die Plattform est encore trop jeune et trop petite pour avoir un impact durable même si nous faisons bien sûr ce que nous pouvons.

L’anarchisme en tant que théorie et en tant que mouvement social diversifié pourrait se développer dans ces circonstances, où de nombreuses personnes sont en recherche, où il y a beaucoup d’incertitudes, où le discours social et les luttes de classe commencent à prendre de l’ampleur. Puisque ni le mouvement anarchiste ni la plupart des approches de la gauche radicale y parviennent réellement, la droite a pu gagner massivement du terrain et se trouve dans une bien meilleure position.

Nous espérons que cette tendance ne se poursuivra pas, surtout au vu de la crise actuelle. Il ne fait aucun doute que la pandémie de Covid-19 a conduit à une nouvelle précarisation des conditions de vie et une crise économique mondiale généralisée est à venir. Les luttes menées pendant cette période et le travail de reconstruction effectué montreront clairement comment sont les rapports de force sociaux, comment nous, en tant qu’organisation, l’anarchisme et la gauche radicale en général, parvenons à faire face à cette situation.

Quelles sont vos relations avec les organisations libertaires internationales ?

Die Plattform : Comme le plate-formisme n’a jusqu’à présent joué aucun rôle dans la région germanophone, il était très important pour nous, dès le début, de travailler en réseau avec des organisations anarchistes du monde entier qui partagent notre approche.

En échangeant avec elles, nous avons pu acquérir une expérience qui nous a aidé.es à faire avancer notre propre travail politique. Cela est particulièrement vrai pour la compréhension du spécifisme, qui était largement inconnu dans le mouvement anarchiste jusqu’à la fondation de Die Plattform l’année dernière et au sujet duquel il existe peu de littérature en langue allemande. Depuis le début de cette année, nous avons encore intensifié notre collaboration avec diverses organisations d’Amérique latine, d’Asie, d’Océanie, d’Afrique et d’Europe - dont l’UCL - nous avons publié plusieurs déclarations et analyses, par exemple à l’occasion du 1er Mai ou du 8e anniversaire de la révolution sociale du Rojava.

Cette coopération internationale façonne et forme notre organisation de manière durable. Il est fantastique de pouvoir apprendre et de se développer à partir des décennies de travail et d’expérience de tant d’organisations alliées. Nous espérons vivement qu’après les premiers pas, cette coopération deviendra de plus en plus étroite et que nous pourrons former une large alliance du mouvement anarchiste.

Propos recueillis et traduits par la commission internationale de l’UCL

[1C’est-à-dire inspirée par la plate-forme de 1926 de Makhno et Archinov qui affirme la nature révolutionnaire de l’anarchisme, la nécessité d’une organisation structurée et l’unité tactique et stratégique de ses membres.

[2L’especifismo ou spécifisme ou organisation politique spécifique, est un courant libertaire apparu en Amérique Latine qui prône la nécessité pour les libertaires de s’organiser politiquement et d’être inséré.es dans les mouvements sociaux même si par ailleurs ils ont fait le choix de s’organiser syndicalement.

[3Die interventionnistische Linke (la Gauche interventionniste) et Ums Ganze ! (qui signifie littéralement Pour tout) sont les deux principales organisations du mouvement autonome allemand. Elles sont également implantées plus marginalement en Autriche.

 
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