Constellium : un suicide instrumentalisé pour salir la CGT

Depuis des années, il a fallu militer malgré les boules puantes et les rumeurs. Mais l’accusation de harcèlement moral suite à la pendaison d’un ouvrier est sans doute l’affaire la plus douloureuse qu’ait eu à affronter le syndicat CGT de Constellium, à Issoire. Tout semble pourtant incriminer le lean management et la nouvelle culture financière de l’entreprise.
Faire feu de tout bois – même du plus tordu et pourri – pour frapper sa cible. C’est semble-t-il la stratégie à l’œuvre pour salir le syndicat CGT de Constellium-Issoire. À moins qu’il ne s’agisse de faire diversion ? Car créer un bouc émissaire peut être tentant pour un site industriel qui, en moins de quatre ans (2011-2015), a enregistré six suicides parmi ses 1 600 salarié·es [1]...
Il y a à Issoire (Puy-de-Dôme) une des principales usines de tôles aéronautiques au monde, joyau du groupe Constellium (voir l’encadré).
Sur 100 hectares s’étalent quatre grands ateliers. La tôlerie et son hall de laminage de plus de 500 mètres, avec 300 ouvriers produisant de la tôle fine. La tôle forte, qui occupe également 300 ouvriers, c’est dans un bâtiment plus lumineux et spacieux, l’« ATF ». Au filage, vieux bâtiment en béton, 30 à 40 ouvriers fabriquent des profilés par extrusion. Enfin, à la fonderie, bâtiment d’acier truffé de couloirs, de machines et de tuyauterie, 300 ouvriers réalisent des alliages et coulent des plateaux. La haute technicité du travail rendrait difficile une délocalisation. Les salarié·es en sont conscients et fiers, et cela se traduit par un niveau de combativité assez élevé.
À Issoire, le syndicalisme de lutte est incarné par la CGT, forte de 115 adhérent·es, et qui a son principal point d’appui à la tôlerie, considérée comme un « village gaulois » – comprendre « irréductible » – par la direction. Évidemment, le syndicat de Constellium pèse au sein de l’UD-CGT du Puy-de-Dôme où, quand on appelle à l’action interpro, il répond toujours présent.
Son secrétaire, Christian Lacoste, brièvement médiatisé en 2011 pour avoir refusé de serrer la main de Sarkozy, y joue un rôle moteur. Sans surprise, c’est la cible à abattre. C’est le syndicaliste de terrain dont Constellium demande qu’il soit écarté de la délégation CGT lors d’une rencontre sur les suicides à l’UIMM à Paris, en 2013. C’est le gêneur dont la direction d’Issoire offre de financer le détachement provisoire à l’UD-CGT, en 2019… à condition qu’il ne remette plus les pieds à l’usine !

La famille porte plainte pour « harcèlement »
Car Issoire, c’est une usine où l’on souffre. Dans les années 2010, la prise de contrôle de Constellium par un fonds de pension avec une culture purement financière instaure un climat délétère. La mise en place du lean management – inspiré du toyotisme – a engendré stress et concurrence entre les salarié·es. Un premier drame est survenu en mai 2011 : un jeune ingénieur s’est jeté dans un four en fusion.
En 2012, c’est un cadre qui s’est pendu à son domicile. Une expertise indépendante et une enquête diligentée par le CHSCT, ont, sans surprise, mis en cause les conditions de travail [2]. Il y aura quatre autres victimes : deux ouvriers et un technicien pendus à leur domicile en 2013-2014 ; un ouvrier immolé près de l’usine en mars 2015.
Mais c’est un drame particulier, en 2013, qui va être instrumentalisé pour frapper la CGT. Le 31 juillet 2013, dans un vestiaire, éclate entre deux salariés une altercation caractéristique de la zizanie créée par l’atmosphère de soupçon et de délation à laquelle pousse le « lean ». L’un des deux est licencié, ce qui est ressenti comme une injustice au sein de l’usine [3]. La CGT dénonce cet arbitraire, aucun coup n’ayant été porté. Dans une atmosphère très tendue, le deuxième salarié, Mathieu Lèbre, de plus en plus mal à l’aise, se met en arrêt maladie. Le 10 septembre, il se pend à son domicile.
À l’usine, c’est le choc.Un drame peut donner lieu à une prise de conscience, dans la gravité et la dignité. Mais il peut aussi conduire à une instrumentalisation opportuniste. En l’occurrence, elle a pris le tour d’une violente campagne anti-CGT. Ses responsables sont convoqués par la direction ; puis par les gendarmes. Le mail professionnel de son secrétaire, Christian Lacoste, est bloqué pour l’empêcher de s’exprimer. La direction ira jusqu’à profiter des obsèques de la victime pour répandre des insinuations.
Le lean management est abandonné
Quelques mois plus tard, l’Inspection du travail conclura, comme la CGT, à une responsabilité de l’organisation du travail dans le suicide [4]. Deux ans plus tard, en 2016, après trois suicides supplémentaires, le lean management sera enfin abandonné. Pour la CGT, qui n’a jamais cessé de le dénoncer, c’est une victoire. On va la lui faire payer.
En 2017, Christian Lacoste est de nouveau convoqué à la gendarmerie. Le motif est nébuleux : un accrochage entre deux salarié·es à la machine à café ; un ouvrier sanctionné, de nouveau à tort, a été assisté par la CGT. Rien d’autre ? Non. De l’intimidation. Ça recommence en 2018. La gendarmerie convoque Lacoste pour une nouvelle histoire d’altercation et de graffiti dans les WC ! Et laisse entendre que la direction l’enverra volontiers à la convocation. Furieux, Lacoste raccroche ; il n’ira pas.

En septembre 2020, enfin, c’est une véritable « opération boule puante ». Christian Lacoste est accusé de vol de tôle, passible de licenciement. L’accusation est si grossièrement fausse qu’elle s’effondrera en moins de quinze jours : un CSE extraordinaire vote à l’unanimité contre son licenciement.
Mais entre-temps, « l’affaire » créée de toutes pièces a permis un communiqué interne Flash direction annonçant la suspension jusqu’à nouvel ordre de la cession de métal aux salarié·es pour leur usage personnel. Punition collective. « Grâce à qui ? » peut-on lire peu après sur un photomontage orné d’un crocodile (Lacoste) relayé par un compte Facebook bidon lançant : « Sans moi le 5 octobre », jour d’un rassemblement de soutien au syndicaliste.
« Évidemment, rien ne tient, commente Christian Lacoste : le harcèlement, le vol, les graffitis… Mais le temps que la justice nous donne raison, la direction aura obtenu ce qu’elle voulait : des médias évoquant notre mise en examen, des rumeurs de vol… Tout ce qui peut inciter les salarié·es à se méfier de la CGT. » [5]
Depuis juin 2019 enfin, l’affaire Lèbre a rebondi, avec une nouvelle plainte de la famille. Cette fois, la juge met en examen trois salarié·es, dont Christian Lacoste, malgré un dossier toujours aussi vide. Au printemps 2020, le parquet rend d’ailleurs un avis de non-lieu. Malgré cela, la juge s’entête, et renvoie l’affaire en correctionnelle. On attend la date du procès.
Sauf qu’en parallèle, la situation s’est compliquée pour la direction de Constellium. Le 14 mai, la famille Lèbre a également porté plainte contre l’entreprise pour manquement à ses obligations de protection de la « santé physique et mentale des salariés ». Le 30 juin, la CGT a à son tour porté plainte, pour « harcèlement moral » et « homicide involontaire » sur la période 2011-2015. Pour l’avocat de la CGT, Me Duplessis [6], le procès « sera l’occasion de mettre en lumière les mauvaises conditions de travail dans cette entreprise, dans laquelle l’État détient des parts. [...] Il y a eu des morts et tout le monde s’en lave les mains. Dans cette enquête, on a couvert l’employeur. »
Zouheir (UCL Livradois), avec Guillaume (UCL Montreuil)
L’UNIVERS CONSTELLIUM
Constellium est spécialisée dans la transformation de l’aluminium pour l’aéronautique, le boîtage, l’automobile, le transport routier, naval, ferroviaire… Elle est présente dans plusieurs pays, mais surtout en France où elle compte 13.000 salarié·es. Le fonds d’investissement Apollo Management en a pris le contrôle en 2011 ; l’État conserve 12% du capital via Bpifrance. En 2019, le chiffre d’affaires a été de 6 milliards d’euros, pour 64 millions de bénéfices.

ACTUALISATION 3 MAI 2021
Dans Alternative libertaire de décembre 2020, nous racontions « l’affaire Constellium » à Issoire (Puy-de-Dôme). Dans cette vaste usine de tôles aéronautiques, on a déploré six suicides en moins de quatre ans. Mais un drame particulier, en 2013, avait été instrumentalisé pour frapper la CGT, qui avait été accusée d’avoir encouragé
le harcèlement d’un salarié, Mathieu Lèbre.
En juin 2019, malgré un dossier vide, il s’était trouvé une juge pour renvoyer trois personnes en correctionnelle, dont
le secrétaire du syndicat, Christian Lacoste, la bête noire de la direction. Le 3 mai, le tribunal correctionnel de Clermont-Ferrand a prononcé la relaxe générale. Le procureur a fait appel.
Mais, au regret de la CGT, il y avait
un grand absent au procès : la direction de l’entreprise. « Ces six suicides en quatre ans, c’est arrivé à cause d’eux, explique Lacoste, quand ils ont changé l’organisation du travail. » Chacun de leur côté, la famille de Mathieu Lèbre
et la CGT ont porté plainte contre Constellium. Peut-être y aura-t-il un deuxième round dans cette affaire, où le management se retrouvera sur le banc des accusés.