Dossier classes sociales : Charlatanisme : Les faux prophètes de la fonte des classes




« Inclus et exclus », « risquophiles et risquophobes », « tribus urbaines »... les idéologues libéraux ont tout essayé pour imposer une analyse de la société qui évacuerait les clivages de classes. Faisons confiance à leur imagination pour de nouvelles « innovations ».


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A défaut d’empêcher la lutte des classes, les idéologues libéraux ont la constante préoccupation de faire le silence autour d’elle, en discréditant les discours la concernant. Comme le remarquait le sociologue Roland Pfefferkorn dans Alternative libertaire en octobre 2007, « le paradoxe du tournant néo-libéral qui intervient au début des années 1980 en France réside dans ces deux faits contradictoires : d’un côté l’affrontement capital-travail se radicalise ; et de l’autre côté, tant dans les sciences sociales que dans les médias, des discours de substitution vont s’imposer : la thèse de la “moyennisation” notamment, mais aussi celles de “l’individualisation du social”, de “l’invisibilisation des classes” ou, plus particulièrement en France, celle de “l’exclusion”. Le point commun de ces discours de substitution réside dans leur commune occultation du schème du conflit. Autrement dit, quand l’antagonisme de classe s’accentue, apparaissent des discours qui en nient la réalité. »

Dans les années 1990 par exemple, le discours officiel de la CFDT était que la société n’était plus clivée entre les salarié-e-s et les capitalistes, mais entre les « inclus » et les « exclus » de la société de consommation. Les « inclus » (patrons et salarié-e-s) devaient donc faire un effort commun pour améliorer la situation économique et « créer de l’emploi » pour les chômeuses et chômeurs « exclus ».

En 2000, l’idéologue en chef du Medef, Denis Kessler, avait lui aussi inventé une théorie sociale : le monde serait en fait divisé entre les « risquophiles » et « risquophobes ». Les premiers, dans lesquels pouvaient se reconnaître entrepreneurs, artisans ou animateurs d’ONG devaient être glorifiés et (fiscalement) encouragés. Les seconds, fonctionnaires ou salarié-e-s en CDI, restaient frileusement accrochés à la Sécurité sociale [1]...

Patron pris en otage
Huile sur toile, 100x120 cm, Colloghan, 2009.

Mais on touche réellement au charlatanesque avec les théories inspirées par le sociologue médiatique Michel Maffesoli, compagnon de route du Medef et de la revue bobo-branchouille Technikart [2], qui a publié en 1988 L’Ère des tribus. L’idée est que les clivages de classe seraient aujourd’hui dépassés par la multiplication de « tribus » urbaines « nomades » : les skaters, les teufeurs, les adeptes du tunning, les sportifs, les chrétiens charismatiques, les motards, les artistes, les lesbiennes, les amateurs de hip-hop, les gauchistes, les végétariens… Chaque tribu possédant ses codes culturels, vestimentaires et langagiers... Une belle bouillie idéologique !

Un archaïsme à dépasser

Quand elle leur explose à la figure, avec des grèves par exemple, les idéologues libéraux sont bien obligés de reconnaître l’existence d’une « conflictualité sociale », euphémisme par lequel ils désignent la lutte des classes. Mais, s’ils se résignent à en admettre l’existence, c’est aussitôt pour signaler qu’il s’agit d’un archaïsme à dépasser.

En réalité, l’objection principale à la lutte des classes est d’ordre « moral », mais ne repose sur aucune réalité objective. Pour le sociologue Immanuel Wallerstein, cette objection « s’exprime ainsi : “Oui, il existe ici et là des conflits de classes, mais ils ne sont ni inévitables ni désirables”. Ceci revient à dire que la lutte des classes est simplement un choix et que, de ce fait, son caractère moral et rationnel peut être discuté. Ceux qui développent (pas seulement à droite) cet argument prêchent en fait la négociation, la réconciliation et la collaboration. » [3]

L’idée que la collaboration des classes servirait « l’intérêt général » et assurerait la prospérité de toutes les classes est aussi vieille que la lutte des classes elle-même. Dans la période contemporaine, elle a imprégné tous les courants politiques conservateurs ou réactionnaires, voire les a directement inspirés. L’idéologie de la collaboration des classes a ainsi été au fondement du catholicisme social au XIXe siècle, puis du syndicalisme chrétien et du syndicalisme jaune. Mais elle est également une pièce majeure des idéologies nationalistes (et notamment fascistes), et des courants d’idées prônant la « réconciliation nationale » : en France le pétainisme puis le gaullisme ; en Argentine, le péronisme ; en Italie, la démocratie chrétienne ; et, dans toute l’Europe, l’actuelle social-démocratie.

Guillaume Davranche et Violaine Bertho

[1Thierry Renard et Voltairine de Cleyre, Medef, un projet de société, Syllepse, 2001.

[2« Par-delà le néant : Technikart », PLPL, octobre 2004.

[3L’Humanité du 25 mars 2006.

 
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