Écologie

Pierre Madelin (essayiste) :« L’Etat est une puissance écocide »




L’écologie est au centre des réflexions de Pierre Madelin. Dans son « essai d’écologie politique » Après le capitalisme, il désigne celui-ci comme l’ennemi à abattre, mettant en garde contre une transition écologique qui ne serait pas accompagnée d’une transition politique.

Alternative libertaire : Penses-tu que nous puissions résoudre la crise écologique sans sortir du système capitaliste ?

Pierre Madelin : De toute évidence, non. D’innombrables auteurs l’ont souligné depuis des décennies, et nous sommes de plus en plus nombreux à nous en rendre compte : l’accumulation du Capital et la préservation des conditions de vie sur Terre sont incompatibles, ou pour le dire comme les décroissants : « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Bien sûr, on peut sans doute imaginer un capitalisme un peu plus efficace, un peu moins dispendieux, un capitalisme qui nous conduirait à +3° au lieu de +5°, qui détruirait un peu moins le tissu du vivant, mais cela ne change rien au fond de l’affaire : ce système laissera aux humains qui lui survivront un champ de ruines plus ou moins inhabitable.

Alternative libertaire : L’État est-il compatible avec un tel changement radical ?

Pierre Madelin : Pour une partie des forces anticapitalistes, la réponse à cette question est sans doute moins claire. mais à mes yeux, là encore, c’est non, car capitalisme et État sont étroitement liés et pour ainsi dire indissociables l’un de l’autre. Sans l’État, il manquerait au capitalisme le cadre juridique et institutionnel dont il a besoin pour se déployer, et bien évidemment les forces répressives sur lesquelles il s’appuie en cas de contestation sociale.

Mais je crois qu’il faut aller encore au-delà. Si l’État est une puissance écocide, ce n’est pas seulement parce qu’il est instrumentalisé par le Capital et soumis à ses intérêts, ce qui pourrait donner l’impression que la destructivité de l’État est liée aux circonstances historiques spécifiques qui sont les nôtres, donc que le problème tient à l’État capitaliste et qu’un État affranchi de la tutelle du Capital pourrait faire l’affaire. Rien n’est moins vrai, car tout comme il y a au cœur du capitalisme une compulsion de croissance, il y a au cœur de la forme-État une compulsion de puissance, la volonté d’accumuler de la puissance
technologique et militaire pour rester compétitif dans la rivalité entre États. Or cette accumulation passe nécessairement par la puissance économique et financière, de sorte que l’on pourrait dire que l’État lui aussi instrumentalise le Capital pour parvenir à ses propres fins. Il a son propre agenda, tout aussi destructeur…

Après, bien sûr, il faut être lucide, à court ou moyen terme au moins, l’abolition de l’État n’est pas envisageable. Sur ce point, je rejoins les positions de l’UCL – dont j’ai récemment lu le manifeste : en période non révolutionnaire comme celle que nous vivons, il faut avant tout essayer de défendre les conquis sociaux et politiques (droits, libertés) et multiplier les contre-pouvoirs, espérer que les multiples forces radicales présentes dans notre société puissent constituer une puissance centrifuge à même de limiter la marchandisation et l’étatisation croissante de notre monde, qu’elle puissent offrir le germe d’une autre organisation collective dans l’attente de circonstances plus favorables, contraindre l’État à promulguer des lois et prendre des décisions qu’il ne prendrait jamais de son propre chef.

Alternative libertaire : Selon toi, quelle est la cause de notre impuissance collective à peser en direction d’un changement immédiat ? Ces quelques semaines inédites de paralysie économique peuvent-elle s’avérer propices à accélérer les prises de conscience et stimuler les volontés de changement profond ?

Pierre Madelin, Après le capitalisme : essai d’écologie politique, Ecosociété, 152 pages, 13 euros

Pierre Madelin : Disons que cette impuissance collective relève de plusieurs strates : idéologiques, politiques, matérielles. Au niveau idéologique, il ne faut pas perdre de vue que nous sommes les héritiers d’une civilisation qui a profondément dévalorisé notre condition terrestre, qui a placé l’être humain au centre et au sommet de la Création ou du Cosmos. Pour cette civilisation, la vocation de l’être humain est de « s’arracher » à la nature, de s’en affranchir, et notamment à l’époque moderne par le biais du progrès scientifique et technologique. Cet imaginaire est si profondément ancré dans nos sociétés qu’il nous est difficile d’admettre que notre sort et celui de la Terre sont intimement liés, que la nature n’est pas une sphère lointaine que nous pourrions détruire en toute impunité. Ensuite, il y a évidemment, les contraintes structurelles qu’exercent sur nos modes de vie et sur nos formes d’organisation collective l’accumulation du Capital et la logique étatique.

Or contrairement à une vulgate qui s’est répandue ces dernières années dans certains milieux militants, il n’est pas possible de réduire la domination stato-capitaliste aux 1% qui en tirent le plus de profits, comme s’il suffisait dès lors de se débarrasser de ce 1% pour retrouver une société saine. En réalité, l’État et le Capital forment l’un et l’autre, l’un avec l’autre, un ensemble de rapports sociaux totalisants dont nous finissons tous par être plus ou moins dépendants et dont il est extrêmement difficile de s’affranchir, même lorsque nous les jugeons néfastes. Ceci est, àmes yeux, une des clés pour comprendre la difficulté à sortir de la crise écologique : nous dépendons par exemple presque tous, pour la satisfaction de nos besoins à court terme, de revenus tributaires d’activités qui menacent la satisfaction de ces mêmes besoins (et parfois jusqu’à notre survie) à moyenet long terme. C’est d’ailleurs l’une des grandes leçons, il me semble, de la crise du coronavirus.

Pour ceux d’entre nous qui aspirons à une autre société, elle a je crois suscité des sentiments ambivalents : d’un côté, il y a eu quelque chose de réjouissant dans cette incroyable détente de l’impératif d’accumulation, mais de l’autre, nous nous sommes rapidement rendu compte qu’au bout du chemin, il n’y avait pas la décroissance mais la récession, donc davantage de précarité et de souffrance. En bref, nous avons pris conscience que mettre à l’arrêt l’économie ne pouvait être efficace qu’à condition de réapprendre, au moins partiellement, à satisfaire nos besoins de façon autonome.

Propos recueillis par Ernest London (UCL 43)

 
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